Fable martiale : Hajime ou Au commencement

« Enfin, nous y sommes. »

Un temps.

– Maître, je suis désolé.  Je ne comprends pas.  J’ai beau regarder à gauche, à droite, derrière, loin à l’horizon, là où sont mes pieds, je constate que nous sommes absolument nulle part, en fait j’ai même l’impression   que nous nous sommes perdus en chemin et vous dîtes : « Nous y sommes. »  Mais où sommes-nous donc arrivés ?

– Là où nous allions, répondit le Maître le regard souriant.

L’Élève soupira.

Un temps.

– Mais encore, Maître ?  Du plus loin où mes yeux, pourtant bien entraînés, parviennent à voir, je ne vois aucune indication, il n’y a pas âme qui vive, il n’y a rien autour…

Un temps.

L’air résigné, l’Élève pris place à côté du Maître qui venait de s’asseoir regardant, de temps en temps, furtivement son sourire de contentement qui, pour dire vrai, un brin l’agaçait.

Mais comme l’Élève connaissait le Maître depuis bien longtemps déjà, il savait que, pour espérer de lui une réponse, mieux valait le silence à la plus habile des questions.
Il se tut et attendit.  Ce qui lui parut un siècle.

Au bout d’un moment, le Maître pris parole comme rivière au printemps…

« Depuis des années maintenant, nous avons marché ensemble sur la Voie.  Je me souviens très bien de toi, lorsque tu es arrivé…  Dans les premières années, tu manifestais tellement d’enthousiasme… de désir d’apprendre…  Tu étais certain que tu y étais pour toujours… que rien, ni personne, ne te ferait jamais déroger de la Voie…  Puis, la nouveauté est devenue répétition… ta capacité d’émerveillement fondait comme neige au soleil… Ta motivation a oscillé…  Je t’ai vu tourner la tête à la croisée des chemins, ton cœur se demandant s’il allait être davantage heureux s’il s’engageait sur cette autre voie…  À l’époque, tu avais peu cheminé sur la Voie, croyant encore que le bonheur découlait de l’extérieur…

Je me souviens aussi avoir ressenti ton chagrin au départ de ton Allié de toujours, celui qui était à tes côtés quand tu m’as rejoint sur la Voie…  Là encore, l’incertitude est venue te visiter…  Cet Ami continuant son chemin, tu as questionné le tien…  Quand tu as choisi de revenir sur la Voie, tu étais déjà plus fort, moins influençable, tu avais avancé d’un pas…  Tu marchais avec davantage d’assurance, de droiture et de détermination…

Puis, tu as rencontré l’Amour.  S’il avait été jaloux, il aurait pu t’éloigner de la Voie, mais le suivre, aurait été faire un faux pas en direction de ce qui n’en était pas.  L’Amour véritable te propulse vers ton plein potentiel, il ne t’en prive pas, autrement, il s’éteint à petit feu, se consumant de lui-même… pour se rendre compte, au fond des braises… qu’il n’était que feu de paille, qu’amourette de passage… rien à voir avec le bucher ardent et éternel de l’Amour qui construit, qui guérit, qui fait équipe avec l’Humanité tout entière.  Cet Amour, c’est la Voie.  La Voie et l’Amour sont une même chose… La compréhension de l’une éclaire l’autre et réciproquement.

Tu as fait des choix qui ont pu te sembler déchirants par moment, mais chaque fois que tu suivais ton cœur, tu ressentais son apaisement qui te confirmait que ces décisions faisaient sens pour toi et pour ta mission de vie…  Au besoin, tu as réajusté le tir, te souvenant que l’atteinte de la cible n’était pas le but, que seulement comptait l’adoption d’une attitude juste à chaque étape de la démarche.  Te souvenant que c’est de cette attitude que découlerait le résultat.  À chaque moment de ta vie, tu tendais donc à l’attitude juste, tentant de te détacher du résultat, en échouant, bien sûr, parfois.  Ne pas réussir fait aussi partie du chemin, cela sert à constater à la fois le chemin parcouru et, en même temps, le fait qu’il est toujours possible de continuer à avancer sur la Voie…  S’améliorer sans cesse de façon constante et continue en sachant pertinemment et profondément que l’amélioration est sans fin…  Comprendre que, si cette affirmation peut mener au découragement, elle peut aussi être le nouveau point de départ d’une ascension permanente au sommet éternel… offrant de magnifiques points-de-vue à tous ceux et celles, qui, en toutes saisons de la vie, continuent d’avancer.

Un temps.

– Maître, pardonnez mon ignorance, mais si le sommet est éternel, pourquoi dîtes-vous : « Nous y sommes. »

Un temps.

– En effet.  Nous y sommes.  Nous sommes arrivés au point-de-bascule.  Ce grand moment d’adversité collective marque la possibilité de pouvoir enfin réellement passer de la théorie à la pratique…  Rares sont les guerriers qui, de leur vivant, ont pu concrètement incarner tous ces principes et ces valeurs au fondement de la formation martiale… Encore plus rares sont ceux qui parviendront à agir en ce sens…
Tout ce qui a précédé était l’entraînement préparatoire pour conjuguer avec le Maintenant.

Comment réagiras-tu ?

Que feras-tu de tous ces enseignements, ces apprentissages, ces sages paroles et conseils que tu as accumulés au fil du temps maintenant qu’ils doivent se transformer en actions et en attitudes ?

Est-ce l’impatience que je décèle dans ton va-et-vient agité ?  Ce corps qui a de la difficulté à tenir en place, serait-il à l’image du chaos de ton esprit ?

Est-ce la paresse, commune à toutes formes de vie, qui te tire par la manche, qui te fait composer une habile argumentation pour te garder au lit sans jugement ce matin et t’empêcher de te présenter à l’entraînement, le soir venu ?

Est-ce la lassitude qui fait son nid dans ton cœur et nuit à ta capacité à magnifier ta vie par le regard que tu y poses ?

Est-ce le renoncement à tes idéaux qui te condamne à l’écran encore ce soir ?

Est-ce la facilité qui te fait répéter docilement des idées reçues qui ne reflètent en aucune façon le fond de ta pensée ?

Est-ce l’emportement qui te fait fermer cette porte avec violence ?

Est-ce la bile noire qui grignote, petit à petit, cette aptitude au bonheur que tu avais pourtant su développer avec persévérance ?

Est-ce le cerveau reptilien qui est aux commandes de cet Être qui a pourtant tant évolué au fil des siècles ?

Est-ce le tumulte de tes pensées qui t’empêche de te faire face ?

Est-ce ton égo qui garde ta tasse pleine et t’immobilise au cœur du changement ?

Est-ce ta maladresse à composer avec ta propre souffrance qui t’empêche de voir celle des autres ?

Un temps.

Tu as aujourd’hui l’occasion d’être et d’agir en Guerrier véritable…

Comment réagiras-tu ?

L’Histoire nous apprend que, parfois, celui que l’on croyait Guerrier ne l’était pas finalement.  Et à l’inverse, celui qu’on croyait perdu, s’avère être un guide incomparable en période de turbulence…

Mais, l’Histoire nous apprend aussi, que le Guerrier déchu, peut, à chaque instant de sa vie, revenir sur la Voie…  Et que son retour lui permettra de faire preuve de davantage de tolérance envers l’autour…

Le Guerrier déchu est peut-être l’Élu.

Il n’en tient qu’à lui de reprendre le chemin.

La Voie est éternelle.  Et elle pardonne tout.  Si le cœur est sincère…

En effet.  Nous y sommes.

Sensei Marie-Lou Crête